Après en avoir été un cadre important (député européen, président de groupe au conseil régional Ile-de-France, secrétaire national chargé des élus…), Jean-Yves Le Gallou a quitté le Front national en 1999. Depuis 2003, il préside la Fondation Polémia, think tank identitaire spécialisé sur l’étude des phénomènes politiques et médiatiques. Il livre une analyse distanciée du phénomène Front national.
Minute : Le FN fête ses quarante bougies. Selon vous, quel est son bilan politique ?
Jean-Yves Le Gallou : Le Front national a été à l’avant-garde pour soulever les vrais problèmes, voire pour les prévenir. Il a le premier mis en garde contre l’immigration massive. Mais il a aussi anticipé les risques de la mondialisation et du libre-échange économique : en décembre 1993, le FN d’Ile-de-France avait conduit une manifestation de plusieurs milliers de personnes entre l’église Saint-Germain et Montparnasse contre les accords du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, ndlr) qui étaient une étape décisive dans l’ouverture générale des frontières.
En matière de solutions, il a su maintenir le rôle central de l’Etat-nation face aux menaces supranationales (perte de souveraineté face à l’Union européenne, pression économique des multinationales, rivalité politique mondiale). Et il a innové, en France, en lançant l’idée de la démocratie directe : c’était un des thèmes de la campagne présidentielle de 1988, qui trouve, de nos jours, un écho grandissant dans une société familiarisée avec les logiques de réseaux horizontaux (Internet, associations) et l’action « participative ».
Le FN a-t-il influencé la politique française ?
Il s’est durablement posé comme un arbitre de la vie politique française, contrairement aux paris d’Alain Duhamel, la boussole inversée, qui n’y voyait qu’un feu de paille ! En revanche, il est difficile de mesurer s’il a contribué ou non, par exemple, à limiter les flux migratoires. De fait, l’immigration sur ces 30 dernières années, n’a cessé d’augmenter.
Mais le FN a probablement eu un effet garde-fou, car la France n’a jamais connu de régularisations massives de centaines de milliers de clandestins, comme ce fut le cas en Italie ou en Espagne.
A contrario, la diabolisation du Front n’a-t-elle pas paralysé la lutte contre l’immigration ?
Non. On peut toujours reprocher à Jean-Marie Le Pen tel ou tel propos, mais c’est la condamnation de l’immigration elle-même qui est diabolisante. Le premier exemple remonte à 1968, lorsque le député conservateur anglais Enoch Powell a prophétiquement dénoncé la menace migratoire pesant sur son pays. Celui qui était alors le grand espoir des Tories pour la reconquête du pouvoir a politiquement été tué par les médias. De même, en France, Georges Marchais, patron du Parti communiste français, n’a pas été diabolisé par le Goulag ou son soutien à l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Les médias lui sont tombés dessus en 1980, lorsque, pour protéger les salaires des ouvriers français, il a appelé à arrêter l’immigration, y compris légale. Georges Marchais a eu la prudence de faire machine arrière toute et le PC s’est mis à bâtir un « vote immigré » en prenant la tête du combat « antiraciste » et en bataillant pour la naturalisation à tout va. Si un autre que Le Pen s’était durablement saisi du problème de l’immigration, il aurait été diabolisé de la même manière.
Vous avez aussi pointé le rôle positif du FN en matière d’économies publiques…
Je renvoie vos lecteurs à une étude parue sur le site de Polémia (1), où l’on peut mesurer scientifiquement l’impact du Front national à travers les fiscalités régionales et municipales où il a pesé.
Ainsi, la région Ile-de-France, de 1986 à 2004, a beaucoup mieux contrôlé ses dépenses que toutes les autres régions. Ceci parce qu’il y avait un groupe Front national puissant, qui a systématiquement joué dans le sens d’une limitation des impôts et des subventions accordées à des associations bidon. En 2004, compte tenu du changement du mode de scrutin, le groupe FN ne pesait plus : les dépenses ont explosé.
N’est-ce pas un exemple unique ?
Non, je vous renvoie à la gestion FN des communes de Vitrolles, Marignane, Toulon ou, aujourd’hui, Orange et Bollène, respectivement dirigées par Jacques et Marie-Claude Bompard. Si toutes les collectivités locales avaient été gérées comme ces villes, la question du surendettement français ne se poserait pas. Si l’on se reporte aux faits, on constate que toutes ces communes auraient mérité le « triple A » !
On a beaucoup parlé de la gestion « calamiteuse » de Toulon…
Ce sont vos collègues journalistes, dont la devise est « paresse et conformisme », qui ont colporté ce mensonge. Factuellement, je vous renvoie au rapport de la Cour des comptes sur la gestion de Toulon à l’époque où Jean-Marie Le Chevallier était maire. Ce rapport n’est pas exempt de reproches, mais les critiques les plus dures consistent à dire que Le Chevallier n’a pas mis fin assez complètement à certaines dérives dont il avait hérité de ses prédécesseurs ! L’exemple de Toulon montre qu’il est important de réinformer en profondeur sur la gestion FN, qui a été diabolisée pour des questions idéologiques, et non économiques.
La réalité, c’est que le domaine dans lequel les élus FN ont le plus pesé – parce qu’ils étaient majoritaires ou disposaient d’un pouvoir de blocage –, c’est le domaine de la fiscalité, qui relève directement des collectivités locales.
Pour des questions régaliennes – comme l’immigration – l’absence d’élus FN à l’Assemblée nationale, à cause d’un mode de scrutin taillé sur mesure, a forcément été plus handicapante pour limiter les dégâts.
Justement, quelles sont les limites du FN ?
Il a inscrit une partie de sa présence politique sur sa présence médiatique, ce qui limite forcément son impact. De 1984 à 2000, période où le Front national a le plus pesé, il pouvait compter sur une forte présence médiatique liée à la personnalité de Jean-Marie Le Pen et à celles de plusieurs lieutenants de premier plan. Mais le Front bénéficiait aussi d’un profond ancrage dans les assemblées locales et sur le terrain, grâce à un appareil structuré, formé et dynamique. Cet appareil demeurait imparfait à bien des égards, mais il avait le mérite d’exister avec des hommes de convictions. A partir de la crise de 1999, il y a eu désarticulation entre la présence médiatique qui a demeuré – grâce à Jean-Marie puis Marine Le Pen et, aujourd’hui, quelques personnalités comme Florian Philippot ou Julien Rochedy ; et un appareil militant qui a quasiment disparu.
Les dirigeants du parti annoncent sa reconstruction…
Le FN annonce en effet une base militante de 60 000 adhérents, ce qui est porteur d’espoir pour lui. Mais la tendance des partis actuels – qu’ils soient conventionnels ou populistes – est de bâtir des partis de « supporteurs ». L’ennui, pour prendre une image footballistique, c’est que, sur le terrain, ce n’est pas le supporteur qui marque les buts.
Pour qu’un adhérent ayant pris sa carte à la suite d’une émission enthousiasmante devienne un cadre capable de constituer une équipe pesant dans la vie d’une ville, il faut un long travail de construction pratique et idéologique.
Il faut aussi savoir entretenir l’enthousiasme du militant sur la longue durée, car un adhérent qui n’est pas régulièrement stimulé par des cadres compétents est un adhérent perdu à moyen terme. Cela dit, je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire !
A l’avenir, quel peut être le rôle du FN ?
Pour les prochaines échéances municipales, il restera très difficile d’obtenir des élus FN au scrutin majoritaire. Le succès est possible à condition d’un important travail de terrain, mené par des cadres de grande qualité.
Et au niveau national ? La seule manière de participer au pouvoir, dans l’état actuel des choses, semble de passer par une coalition.
Sauf que Lionnel Luca, député UMP des Alpes-Maritimes, définit lui-même les membres de son parti comme « des lâches » ! Alors tant qu’il n’y aura que des « lâches » pour monter une coalition, je ne crois pas qu’il soit possible de faire quelque chose d’utile au gouvernement.
D’ailleurs, quand des formations populistes ont accédé au pouvoir, en Italie ou aux Pays-Bas, ils ont vite été neutralisés et n’ont réussi qu’à se discréditer. Le seul pays où ce genre d’alliance a fonctionné, c’est le Danemark, où le parti populiste a pu agir efficacement contre l’immigration.
Alors que peut faire le Front national ?
Pour accomplir des choses utiles pour la France – la lutte contre le mondialisme, contre le libre-échangisme ou pour une réforme de l’éducation, entre autres exemples – il est indispensable de changer les paradigmes dominants. Cela passe par le combat des idées via des organisations indépendantes, des associations, des écoles de pensée, par le contournement des médias officiels via Internet, par la formation de journalistes en dehors des écoles – qui sont de véritables fabriques de petits soldats du conformisme libéral-libertaire… La liste est longue. Le Front national, dans cette nébuleuse militante, constitue le vaisseau-amiral du combat sur le plan électoral. Il est, face aux urnes, le meilleur porte-drapeau des adversaires du Nouvel ordre mondial. Il sert à amener des esprits curieux vers une nébuleuse non-conformiste. En retour, lui-même tire profit du combat mené, par exemple, sur la réinfosphère, via Fdesouche, le Salon beige, Novopress, Radio Courtoisie…
Ou Polémia…
Merci de le relever. Pour l’avenir, le mérite politique de Marine Le Pen est d’avoir inclu la question de l’immigration dans une critique plus globale de la mondialisation. Et de présenter une solution alternative en réhabilitant la notion de « frontière » (frontière économique, politique, culturelle) ; de patriotisme et de préférence (locale, nationale, civilisationnelle) ; de proximité et d’identité. Elle a bien pointé le fait que le vrai débat est entre le projet mondialiste et le projet national et identitaire.
Propos recueillis par Patrick Cousteau
1. http://www.polemia.com/article.php?id=4765