C’est l’esprit du siècle que nous manifeste la Correspondance croisée de Jacques Chardonne avec Paul Morand. Les plus curieux avaient pu en lire quelque chose à la Bibliothèque de Genève où elle est conservée.
Gallimard publie enfin intégralement (après plus d’un demi siècle de silence respectueux) les années 1949 à 1960. Un prodige éditorial, pour deux ego en quête de littérature mais qui involontairement nous offrent la vérité sur leur temps.
Deux hommes de lettres se sont choisis et ils s’écrivent. Les lettres pleuvent, toutes les semaines, tous les trois jours, tous les jours. Elles se croisent en décalé, tant il y en a, parce que la plume est plus rapide que la Poste. Et pourtant qu’ont-ils en commun, ces deux auteurs ? Jacques Chardonne, chantre de l’amour conjugal, s’introspecte sans cesse en vieux protestant qu’il est, écrit très « Grand Siècle » – jusque dans sa sobriété. Paul Morand, l’homme pressé, dévore la vie, est sans cesse en voyage, ne connaît aucun retrait et s’intéresse plus aux choses qu’aux êtres, ce qui en fait un extraordinaire cicérone partout où il passe et un auteur baroque à force de modernité expressionniste.
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Qu’ont-ils en commun ? Ils achètent des pétrolières américaines et se refilent divers tuyaux boursiers plus ou moins crevés (les plantations de caoutchouc en pleine guerre coloniale). Très Français moyen. Ils aiment les bons restaurants et se refilent aussi les hôtels de luxe qui, sur le Léman ou à Paris, offrent le meilleur rapport qualité/prix. Ils font profession de vénérer leurs épouses respectives mais passent leur temps à regarder ailleurs et envient les jeunes, qui ont plus d’arguments qu’eux, jusqu’à marquer de la cruauté pour celui qui donne l’air d’être trop heureux (c’est le cas Nimier qu’il faudrait creuser, à propos duquel le vieux Chardonne surtout ne me semble pas clair). Tics de vieux. Ajoutons que l’un est éditeur chez Stock et que l’autre est édité partout ailleurs, chez Grasset-Gallimard mais bientôt chez Stock : on aura la raison profonde de la servilité de Chardonne (criant au génie à toutes les pages à propos de son correspondant et client).