« On vote à droite tous les deux, toi c’est au nom des valeurs, moi c’est pour écraser le petit. » Il fallait l’association de deux remarquables maîtres de la langue française, Maurice Druon et Michel Audiard, pour faire dire une chose pareille à Pierre Brasseur (1). Ayons la modestie de les imiter à propos d’un sport amplement pratiqué par les apprentis sorciers de la politique, le billard à quarante-douze bandes.
Il s’est ainsi trouvé des électeurs de droite pour avoir participé à la primaire de gauche, comme des électeurs de gauche s’étaient invités à celle de droite en novembre. Mais là, il faut appeler Maurice Druon et Michel Audiard à la rescousse. « On vote à la primaire de l’adversaire tous les deux. Toi c’est pour choisir un mec de droite qui soit de gauche, moi c’est pour saboter le candidat de gauche. » Sans l’apport de la gauche, Juppé se serait peut-être, mais nul n’en sait rien, ramassé dès le premier tour.
La gauche est ainsi faite qu’elle a de la démocratie et de la liberté d’expression une acception très restrictive. C’est beaucoup moins bien troussé que du Maurice Druon ou du Michel Audiard, mais Saint-Just avait déjà, en son temps, dénié « la liberté aux ennemis de la liberté ». A l’automne dernier, des électeurs de gauche avaient, sans vergogne, clamé leur volonté de participer à la primaire de droite pour empêcher François Fillon d’être candidat. Motif : il est de droite. Sauf erreur de ma part, je n’ai pas entendu un seul journaliste rétorquer à cette affirmation qu’il ne voyait rien d’extraordinaire à ce que le candidat d’un parti de droite fût de droite. Mais l’argumentation de ces démocrates à leur façon, à défaut d’être légitime, était intelligible.
Quand la boule revient en mode boomerang
Ce n’est pas forcément le cas des motivations de ceux que les sondeurs appellent les électeurs stratèges. Venus de droite, ils se sont invités, apparemment en nombre extrêmement limité mais ils s’en sont targués, dans la primaire de la Belle Alliance Populaire, la BAP. Tout le monde s’en fout, mais BAP est son nom officiel. Car là, il faut suivre le raisonnement : les électeurs de droite qui ont affirmé vouloir participer à ce scrutin ont tous mis en avant le même motif : voter Valls parce qu’il est le seul à pouvoir prendre des voix à Macron.
J’oubliais : tous ces gens-là, influencés par les sondages, commencent à trembler devant l’irrésistible ascension, tout aussi sondagière mais surtout médiatique, d’Emmanuel Macron. Et, sabre au clair, ils signent la charte d’adhésion aux valeurs de gauche pour sauver Manuel Valls. C’est, selon eux, le seul moyen d’empêcher Macron d’accéder au second tour car il serait, pour François Fillon, un adversaire infiniment plus coriace que Marine Le Pen. Il s’en trouve même, toujours sur la foi de sondages qui n’ont encore jamais été publiés, pour déclarer que Macron éliminera Fillon et se retrouvera sur un boulevard au second tour face à Marine Le Pen.
Accordons leur de n’être pas les premiers à échafauder un tel scénario. Ils ont été précédés par Philippe de Villiers en personne, qui, pour renvoyer à Macron l’ascenseur de sa visite au Puy du Fou, ou pour nuire à Bruno Retailleau, ou les deux, a certifié, péremptoire, que Fillon n’accéderait pas au second tour. Il est vrai que lui-même a l’expérience d’avoir commencé sa campagne électorale il y a plus de vingt-deux ans à 14 % dans les sondages pour finir à 4,5.
Fort de pareilles certitudes, on échafaude des combinaisons de plus en plus complexes au point que leurs auteurs en oublient le point de départ de leur raisonnement et se mélangent les crayons. Exemples ? Le dernier en date remonte au 8 novembre dernier. Ou plutôt au tout début de l’année 2016 lorsque le Parti démocrate américain a décidé, contre le plus élémentaire bon sens mais conformément au souhait de la galaxie médiatico-affairiste, de faire élire à tout prix Hillary Clinton à la présidence des Etats-Unis. Le parti savait qu’elle était une très mauvaise candidate, détestée à peu près par tout le monde, au point que même les media français – c’est dire ! – le reconnaissaient, mais il voulait absolument la faire élire. Rien de plus facile : on ferme la primaire en ne laissant se présenter que deux candidats dont l’un, ouvertement marxiste, était destiné à faire de la figuration. Résultat, Clinton a été désignée, très difficilement d’ailleurs contre le candidat que le parti espérait simple figurant, et on connaît la suite.
En France, il y a vingt ans, le calcul le plus tordu de la Ve République a tourné à la farce chiraquienne. Au moment précis, en avril 1997, où le pays allait connaître la plus forte et la plus rapide période de croissance depuis les années 1970, Jacques Chirac dissout une assemblée à sa botte alors qu’il allait gagner tranquillement les législatives prévues un an plus tard. Là aussi, on connaît la suite. Pourquoi a-t-il dissout ? Il a fait le calcul suivant : plus le temps passe, plus Juppé, premier ministre, est impopulaire ; il sera donc moins impopulaire maintenant que dans un an. Problème : Chirac a oublié que la traduction de ce raisonnement chez quelqu’un qui n’a pas fait l’Ena, c’est-à-dire l’écrasante majorité des électeurs, est : « On va en reprendre pour cinq ans de Juppé. »
Valls contre Macron, puis Hamon pour Mélenchon ?
Souffrant certes d’un esprit trop obtus pour me sentir à l’aise avec ces raisonnements sinueux, j’essaie de progresser et de me mettre à la hauteur de ces éminents stratèges en revenant à notre actualité. Imaginons alors que, en dépit des efforts méritoires de ces électeurs de droite qui vont s’encanailler dans les bureaux de vote de gauche, Valls se ramasse à cette primaire. Passons sur l’éclat de rire que ça provoque déjà chez moi, allons au fond du sujet.
Hamon est donc désigné candidat socialiste. Il est peu probable qu’il provoque des étincelles. Eteint pour éteint, dans ce cas pourquoi ses électeurs n’iraient-ils pas directement chez Mélenchon ? Mais alors, c’est Méluche qui passe devant Macron ! Et pourquoi pas devant Marine Le Pen ? Voilà donc un second tour tout confort Fillon/Mélenchon. C’est décidé : les mecs de droite qui ont voté pour Valls dimanche dernier voteront pour Hamon dimanche prochain.
Je n’ai déjà plus compris ce que je viens de dire ; j’ai oublié les prémices de ce raisonnement décidément trop compliqué pour moi. Et si je votais pour mes convictions ? D’ailleurs, pour la première fois depuis décembre, le premier sondage post-primaire (2) de la gauche fait monter Fillon d’un point et reculer Macron d’un point. Et, le croirez-vous ? Fillon fait un point de plus si c’est Hamon le candidat et un de moins si c’est Valls.
Charles Le Cerf
1. Les Grandes Familles, de Maurice Druon, porté à l’écran par Denys de La Patellière
2. Ipsos Sopra Steria, diffusé le 22 janvier.