Le livre de Patrick Buisson, La Cause du peuple, paru chez Perrin, a fait couler beaucoup d’encre. L’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy y règle-t-il vraiment ses comptes ? Nous avons demandé à Bruno Larebière, devenu journaliste indépendant après avoir été dix ans rédacteur en chef de « Minute » et qui connaît Patrick Buisson depuis le début des années 1980, de nous livrer sa vision de cet ouvrage.
Les journalistes de l’information immédiate, du buzz qui fait vendre mais assassine à la fois, m’épateront toujours. La semaine dernière, ils étaient déjà parvenus à rendre compte de l’ouvrage de Patrick Buisson qu’ils venaient juste de recevoir – voire qu’ils n’avaient pas du tout, s’étant contentés de lire les « bonnes feuilles » qu’avait publiées « L’Express » – et chacun était sommé d’en livrer son appréciation, ce que ne manqua pas de faire la quasi-totalité de la classe politique qui, ne l’ayant même pas ouvert, se montra d’autant plus à l’aise à délivrer des sentences définitives.
« Le livre le plus important qu’il m’ait été donné de lire »
La Cause du peuple – c’est son titre – fait 460 pages et, comme j’ai eu l’occasion de le dire par ailleurs (1), il ne se lit pas comme on feuillette un journal « people » en avalant son petit-déjeuner – même si les passages consacrés à Carla Bruni-Sarkozy sont succulents. Il m’a fallu trois jours pour le lire, l’annoter, en extraire la substantifique moelle, et il m’en aurait fallu autant pour la synthétiser ici.
La Cause du peuple est le livre le plus important qu’il m’ait été donné de lire depuis plusieurs années, un ouvrage destiné à durer, à infuser dans la société française, digne, dans certains de ses chapitres, de L’Avenir de l’intelligence de Charles Maurras, et, pour ce qui est de la chronique, des écrits du cardinal de Retz, où la férocité de l’humour est servie par une maîtrise incomparable de la langue française et où l’élévation de la pensée politique, pour ne pas dire de la pensée anthropologique, repose une culture historique solidement charpentée. Autant dire qu’il est très éloigné de ce simple verbatim du quinquennat sarkozyste auquel les supposées exigences de l’actualité – et l’intérêt bien compris des parties mises en cause – ont voulu le réduire.
La Cause du peuple est un ouvrage d’idées politiques, où la chronique – « L’histoire interdite de la présidence Sarkozy » comme dit en bandeau l’éditeur – n’est là que pour servir une démonstration générale, implacable, qui porte sur l’état de la droite, « ce grand cadavre à la renverse », et sur l’état de la France, l’« hibernation » de l’une étant l’une des causes principales de la déliquescence de l’autre. En « objecteur de modernité », ainsi qu’il se définit très justement, Patrick Buisson pulvérise toutes les idoles idéologiques qui sont aussi les idoles médiatiques – fidèle en cela à sa réputation de s’être fait « une spécialité de l’abattage de masse de vaches sacrées » – et en appelle à une « politique de civilisation », à une « réforme intellectuelle et morale », qui, il l’assure, « finira par surgir du fond de notre désarroi » : « Il ne suffit pas de refaire l’Etat, assène-t-il, il faut refaire la France. » Gestionnaires, passez votre chemin !
Défendre le « patrimoine immatériel » de la France
De la critique de la droite moderne – et qui se veut moderniste, la garce ! –on croit passer bien vite à celle de la déconstruction opérée par Mai 68 et à celle de l’imprégnation de l’ensemble du champ politique par les idéaux soixante-huitards, puis on s’aperçoit que le propos est plus ambitieux encore. Ce que Patrick Buisson remet en cause, au nom d’un « conservatisme transgressif » qui est bien plus que cela, c’est toute l’évolution de la droite française depuis que le « sinistrisme » décrit par Albert Thibaudet – le glissement à gauche de la vie politique française – a remplacé son substrat par des idéologies qui lui étaient étrangères, venues de la gauche, comme le libéralisme. De sorte que dans la classification des droites établies par René Rémond – la droite légitimiste, la droite orléaniste, la droite bonapartiste –, seule l’est véritablement la première.
Mais, dira-t-on, qu’est-il allé faire dans cette galère sarkozyste ? Ce qu’il croyait juste de faire, à un moment donné, s’étant trouvé dans la position de le faire. De la confrontation de son corpus doctrinal avec l’expérience d’un pouvoir médiocre, le prétendu « mauvais génie », pour citer l’ouvrage à charge que lui ont consacré les journalistes Ariane Chemin et Vanessa Schneider, en est ressorti avec des certitudes encore plus ancrées, car ayant été confrontées à la réalité du pouvoir, avec celle aussi que le peuple français n’aspire qu’à renouer avec lui-même et avec son histoire, ainsi que l’indiquent les études d’opinion, dont, on le sait, il est un des meilleurs décrypteurs.
En « adepte de la mytho-histoire » – celle qui recourt aux symboles pour reconfigurer les esprits –, Patrick Buisson manifeste une obsession, qui revient à plusieurs reprises sous la forme d’une même formule, celle du « capital immatériel » du peuple français. Le « capital immatériel » ? L’âme de la France, tout simplement. « Tout ce qui le constitue en tant que peuple à travers les âges : une sociabilité collective, des mœurs communes, une mémoire profonde, un imaginaire historique ». Couplé au patrimoine matériel, c’est ce patrimoine immatériel qui a, « par strates successives », « conféré à la France les attributs d’une personne vivante ».
Une réflexion inscrite dans le temps long historique
On est loin, très loin, de la politique politicienne, loin même de la simple chronique indiscrète d’un quinquennat vécu au plus près du prince d’un instant – ledit prince étant, au demeurant, mû par l’instantanéisme. Quand tous les autres ou presque prennent pour point de départ, qui la victoire de François Mitterrand – c’était tout à l’heure, il y a quelques minutes –, qui Mai 1968 – c’était hier –, qui 1870, 1848 ou la Révolution française – avant-hier –, Patrick Buisson s’inscrit dans le temps long.
« Il aura fallu 45 000 ans, écrit-il, pour que le marché supplante le sacré », ajoutant, en une condamnation radicale qui fait écho à ses passages d’une rare densité sur la droite et l’argent, la droite et le marché, la droite subjuguée et pervertie par l’économisme : « Dépouillé de ses oripeaux symboliques par les philosophes du soupçon, l’homo oeconomicus a pris la relève historique de l’homo religiosus définitivement disqualifié pour manque d’appétit consumériste. » Ce que nous étions depuis la grotte Chauvet n’est plus, et de cela droite et gauche sont coupables de l’avoir fait, en un temps incroyablement court au regard de cette même histoire.
Ce que reproche Patrick Buisson à la droite française et à tous ceux qui s’en prévalent, c’est de s’être reniée elle-même. C’est de s’être abjurée – et de l’avoir fait sans jamais vouloir l’avouer, pire : en faisant croire qu’elle était restée elle-même. C’est d’avoir délaissé tout ce qui faisait sa spécificité, tout ce qui faisait sa précieuse richesse, tout ce qui faisait sa raison d’être : les racines, la transmission, la défense des communautés naturelles et des solidarités traditionnelles. C’est d’avoir rejoint, en somme, le « camp de l’illimité » : « Le travail de civilisation, écrit-il, impose des limites entre pour maintenir des limites à […] et dresse des frontières pour instaurer des médiations. » En abandonnant cette mission historique, elle a laissé le champ libre à la démesure… et à la submersion du peuple.
L’adage est connu qui veut qu’en France, « il y ait deux formations de gauche dont l’une s’appelle la droite ». Pour Buisson, la droite qui renaît, la droite qui arrivera, celle dont il voit d’intéressants prémices dans le mouvement initié par et autour de La Manif pour tous, est celle qui, s’étant retrouvée, sait « saisir le sacré immergé dans le temps », fait montre « d’un don incomparable pour mettre à jour les permanences anthropologiques à travers la trame des siècles », est la « gardienne des continuités », est la « conservatrice des traditions », la « passeuse préposée à la transmission de l’hoirie », mot ancien qui signifie héritage.
Réactionnaire, anti-moderne et réjouissant
« C’est le livre le plus important de la rentrée politique », me disait un confrère que je suppose de gauche et qui était en train de lire La Cause du peuple. Certes, camarade, et un tout petit plus que cela. C’est le livre de ce début de XXIe siècle et dont on reparlera encore, lorsque son auteur – et moi-même – auront disparu, comme de l’ouvrage qui aura redonné à la droite française dite « légitimiste » quand l’ouvrage parut parce qu’elle était minoritaire et qu’elle ne disposait pas encore de prétendant à la fonction suprême, les bases doctrinales renouvelées pour sa victoire future. C’est le livre qui n’a pas fini de former des générations, d’où l’impérieuse nécessité de l’avoir dans sa bibliothèque et de le tenir à la portée de ceux qui n’auront pas été formés par l’Education nationale et qui auront besoin d’une session de rattrapage.
L’habileté de Patrick Buisson est d’avoir su délivrer son message politique ô combien réactionnaire, ô combien anti-moderne – et ô combien réjouissant – au fil d’un ouvrage où il fait alterner anecdotes et références à Péguy, Bernanos, Chesterton, ou encore Pierre Chaunu, Christopher Lasch ou Marcel Gauchet, et que La Cause du peuple se lit comme l’explication de texte drolatique et illustrée du quinquennat de Nicolas Sarkozy.
Car on rit, de bon cœur, à l’évocation des atermoiements et des reniements du chef de l’Etat, à la lecture des propos de celui-ci, qui a le sens de la formule lorsqu’il s’agit de discréditer son prochain, et aux réparties et commentaires assassins de Patrick Buisson. Ainsi, par exemple, quand Carla Bruni-Sarkozy, enceinte, confie lors d’une de ces réunions dans le bureau élyséen auxquelles elle n’a rien à faire que, si c’est une fille, elle l’appellera France, et que si c’est un garçon, elle l’appellera… « euh… Franco ? » « L’idée n’est pas mauvaise. Cela devrait nous aider côté Front national », balance Buisson en pleine réunion, pince-sans-rire, suscitant l’hilarité des participants, exception faite, bien sûr, des parents de celle qu’ils appelleront finalement Giulia.
On rit aussi quand Patrick Buisson énumère les « patronymes à l’humeur champêtre » qui constituent son arbre généalogique mi-bourguignon mi-limousin, les Bouleau, Lattaud, Deroche, Bellenand, Berthelon, Rougeat, Giroux et on en passe, ces « quartiers de francité » qui procédèrent « des effets combinés du sédentarisme et de l’endogamie cantonale » ! On s’en voudrait d’ailleurs de ne pas citer sa trisaïeule paternelle, « née Meurdefaim », qui nous vaut ce commentaire : « Je n’en avais pas pour autant brodé de conscience de classe, ayant en égale détestation la revanche des opprimés et l’arrogance des oppresseurs »…
Homme de radicalité, au sens étymologique du mot qui vient du latin radix et désigne l’axe de la plante qui croît du sol, il conclut en ces termes, après avoir traité de tous les sujets au fil de l’énumération des renoncements de Nicolas Sarkozy, de l’identité, des frontières, de la démocratie en ses apparences, de tyrannie de l’émotion au temps des « médiagogues », de la figure du père et de celle du chef, etc. : « Aimer la France, ce n’est pas aimer une forme morte, mais ce que cette forme recèle et manifeste d’impérissable. Ce qui demeure, malgré toutes les vicissitudes, une promesse de vie, autrement dit, une promesse d’avenir. Ce n’est pas ce qui mourra ou ce qui est déjà mort qu’il nous faut aimer, mais bien ce qui ne peut mourir et ce qui a traversé l’épaisseur des temps. Quelque chose qui relève du rêve, désir, et vouloir d’immortalité. Quelque chose qui dépasse nos pauvres vies. Et qui transcende notre basse époque. Infiniment. »