C’est « un silence religieux » qui saisit la gauche face au djihadisme déclare Jean Birnbaum. Silence religieux ? Birnbaum vise les rapports tus entre la gauche et le monde religieux. Si la gauche ne comprend pas l’islam en France aujourd’hui, c’est parce qu’elle a voulu se rendre sourde depuis longtemps à toute dimension religieuse. Birnbaum pense pouvoir contribuer à la faire changer.
Jean Birnbaum, actuel directeur du « Monde des livres », a cette faculté rare de créer de l’événement avec des idées. Son dernier livre, Un silence religieux, sous-titré La gauche face au djihadisme, est un véritable pavé dans la mare. Il fait événement, et par sa nouveauté, et par sa liberté de ton. Nouveauté ? Prêcher la religion à la gauche qui n’en a plus depuis deux siècles et lui expliquer que, sur ce point, elle doit parvenir à faire sa « révolution spirituelle », il faut bien reconnaître que c’est une tentative dont l’audace semble absolument inédite.
Certains – le philosophe allemand Ernst Bloch par exemple – s’étaient déjà employés à « spiritualiser » la gauche, en en faisant la patrie de toutes les utopies et de ce que l’on appelait dans les années 1970 « l’espérance politique ». Ce n’est pas ce que tente Birnbaum avec les djihadistes et surtout, même s’il ne l’écrit pas trop fort, avec l’islam lui-même. Il revient non seulement sur Marx mais sur l’athéisme de son inspirateur, l’Allemand Ludwig Feuerbach. Oui le spirituel existe, non ce n’est pas un fantasme ni seulement « l’opium du peuple ».
L’efficacité politique de l’islam montre qu’il faut mettre la religion du côté du réel et pas de l’imagination. Marx, qui avait annoncé l’avènement d’une société nouvelle, une société dans laquelle on ne se poserait plus la question religieuse, ce Marx-là en tout cas avait tort, parce que la question non seulement se pose, mais elle pose d’énormes problèmes à ceux qui ne se la posent pas et d’abord à tous ces gens de gauche qui ont trop lu Karl Marx.
Une liberté de ton, qui le mène à une véritable autocritique
Jean Birnbaum somme plutôt la gauche de prendre en considération ce que Michel Foucault, à son retour d’Iran en 1978, avait appelé « la politique spirituelle ». Foucault avait en vue la puissance politique de l’ayatollah Khomeiny, juste avant la Révolution islamique en Iran. Mais il n’y a pas que les mollahs chiites aujourd’hui à jouir de cette puissance spirituelle.
Le moindre imam sunnite de nos banlieues possède quelque chose de cette puissance spirituelle, quelque chose qui échappe à la gauche, qui n’est pas de son monde.
Il faut aussi accorder à Jean Birnbaum une magnifique liberté de ton, qui le mène à une véritable autocritique. Le chapitre 2 de ce livre porte sur la guerre d’Algérie. Encore aujourd’hui, la gauche veut la comprendre comme une guerre de libération, comme une guerre révolutionnaire parmi beaucoup d’autres. En réalité la guerre d’Algérie était une guerre sainte, que ce soit pour les partisans de Messali Hadj ou pour les moudjahidines du FLN – ce que Patrick Buisson montre très bien dans son dernier film, Les dieux meurent en Algérie (1).
Birnbaum cite un débat récent entre Paul Thibaud, l’ancien patron de la revue « Esprit », engagée à l’époque dans l’Algérie algérienne, et Pierre Vidal-Naquet, spécialiste de la shoah. Ils ont l’air de découvrir ensemble ce que reconnaissait Vidal-Naquet : « Pour moi, il ne fait guère de doute que c’est seulement après 1988, après l’octobre algérien, que l’on a commencé à voir ce qui se passait et à saisir le rôle de l’islam. »
Pourquoi ces trente ans de retard ? Jean Birnbaum cite les témoignages de ces Français qui sont restés en Algérie, ceux que l’on a appelés les « pieds rouges » par opposition aux pieds noirs. Ils expliquent bonnement (c’est le témoignage de Fanny Colonna ou de Monique Gadant) qu’ils avaient compris, eux, dès le début, la nature religieuse de la guerre d’indépendance, mais que l’on ne pouvait pas dire la vérité sur l’Algérie et sur ce premier djihad anticolonial sous peine de donner raison à l’extrême droite, qui, seule, à l’époque, pouvait dire et ne taisait pas un certain nombre de vérités difficiles à avaler.
Aujourd’hui, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, le réel a eu lieu et il n’est plus possible de se taire, il n’est plus possible de minimiser le fait religieux dans les pays musulmans, y compris en Algérie. Vidal-Naquet l’a compris à l’occasion de cette révolte informelle d’octobre 1988, qui, effectivement, appuyait sa stratégie sur les mosquées.
Beaucoup, à gauche, ne veulent toujours pas l’entendre. Ils restent sur les fausses fenêtres révolutionnaires dessinées pendant la guerre d’Algérie et qui, en réalité, n’existent pas. Ils continuent à croire en ce monde nouveau que la guerre annonçait. Aujourd’hui, ils sont le vieux monde et leur rhétorique ne passe plus.
Quant au monde nouveau, c’est bien – hier et aujourd’hui – celui du djihad et des djihadistes. Tant pis si les « progressistes » compulsifs n’y trouvent pas leur compte.
Joël Prieur
Jean Birnbaum, Un silence religieux, La gauche face au djihadisme, éd. du Seuil, 242 pp., 17 euros.
1. Prochaine diffusion le lundi 16 mai à 18 heures sur la chaîne Histoire.