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A la poubelle

C’était une des attractions du musée de Bolzano en Italie, une « installation » signée par les artistes Goldschmied & Chiari intitulée « Où allons-nous danser ce soir ? » L’œuvre, remplissant une pièce entière, évoquait un lendemain de fête. Sol couvert de cotillons et de confettis, bouteilles de champagne vides posées à terre ou renversées, verres abandonnés, lumière blafarde, boule à facette comme tombée du plafond, calicot à moitié arraché pendouillant là-dessus. Un paysage ironique de ruine, de culpabilité et de dégoût comme les aime l’art contemporain.
L’erreur de la direction du musée de Bolzano est de n’avoir pas cru bon de former son petit personnel à l’esthétisme triomphant. À l’heure où les artistes dorment encore, les femmes de ménage de l’établissement ont débarqué dans la pièce au lendemain du vernissage, armées de balais et de serpillères. « Eh bé, on a encore fait une sacrée fête par ici », a probablement grommelé l’une d’elles, habituée à passer derrière le dégueulis des élégants. Et zou : en trois coups de balai, deux sacs poubelles king size étaient remplis des détritus et la pièce était comme neuve. Il est dommage que le visage de ces héroïnes anonymes n’ait pas été filmé lorsqu’on leur a annoncé qu’elles venaient de détruire une œuvre d’art.
L’histoire donne chaud au cœur et conforte bien entendu mon populisme militant, lequel constate que les élites ont perdu la tête et que le petit peuple est le dernier rempart à la folie générale. Quoi de plus beau que cette parabole d’un désordre organisé par en haut et d’un ordre spontanément rétabli par en bas ?
Ce n’est pas la première fois que ce genre de quiproquo se produit. Dès 1978 à la Biennale de Venise, un peintre en bâtiment avait repeint en sifflotant une porte idiote qui était le chef-d’œuvre de Marcel Duchamp. Quelques années plus tard, c’est une motte de beurre puante, œuvre de l’artiste allemand Joseph Beuys, qui avait été mise à la poubelle par un employé respectueux de l’hygiène. En 1999, un gardien de la Tate Gallery avait jeté un drap souillé sur lequel gisaient des préservatifs et une culotte sale de menstrues, persuadé que des saligauds avaient réussi à vandaliser dans son dos le musée dont il avait la garde : c’était une œuvre d’art de la Britannique Tracey Emin (élue depuis membre de la Royal Academy of Arts). Deux ans plus tard, des bouteilles de bière vides et des cendriers débordant de mégots avaient été nettoyés séance tenante par une employée consciencieuse de la Eyestorm Gallery de Londres. Elle venait sans le savoir de vandaliser l’installation très onéreuse du grand Damien Hirst.
Il y a un an enfin, durant le festival d’art contemporain de Bari, en Italie déjà, une femme de ménage de la galerie Salat Murat tombait sur des feuilles de journal, des bouts de carton et des restes de biscuit éparpillés sur le sol. Zou, du balai ! C’était une installation de l’artiste new-yorkais Paul Branca estimée à 11 000 euros. « Je suis allée ouvrir la salle, j’ai vu tout ce foutoir par terre, les cartons, les bouteilles de verre au-dessus des cartons, un vrai bordel. Alors, j’ai pris les cartons, les bouteilles, j’ai tout mis dehors », racontait celle que « Libération » qualifia d’« employée indélicate ». L’adjointe à la communication de la ville de Bari avait expliqué que la confusion de l’œuvre d’art avec une ordure était à mettre au crédit de l’artiste qui avait « su interpréter au mieux le sens même de l’art contemporain, qui est d’interagir avec ce qui l’entoure » (sic). Un critique d’art italien était allé jusqu’à estimer que la bourde participait d’une « situation d’ambiguïté saine ».
Quand l’art peut être si aisément confondu avec l’ordure, ne convient-il pas de s’interroger sur ce qu’il est devenu ? Lorsqu’on n’y voit pas la preuve de sa grande réussite, on préfère pourtant gloser sur l’ignorance du petit personnel qui n’a malheureusement pas les « codes ». Depuis la Renaissance et le goût des humanistes pour l’antique et la mythologie, le peuple n’a plus les codes de son art (contrairement au Moyen Âge où les décorations liturgiques tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament lui parlaient encore). Pour autant, on ne l’a jamais vu balancer au petit matin un tableau de Raphaël à la benne !
La vérité, c’est que l’on est en train de pourrir par la tête. L’art contemporain n’est plus qu’un business morbide totalement coupé de la beauté et de l’esprit. Le populo ne fréquente ni les musées, ni les galeries, ni les festivals d’art contemporain et sait parfaitement pourquoi. Mais les têtes molles ne l’entendent pas de cette oreille : le mot d’ordre depuis quelques années consiste à décréter que s’il ne va pas à l’art, l’art ira à lui. C’est le sens des cochonneries (« un parcours d’œuvres autour du défi climatique »), dont certaines sonores (comme si la ville n’était pas assez bruyante) exposées à Paris au Jardin des Plantes et sur les berges de Seine, à l’occasion de la Fiac 2015. La véritable révolution serait de foutre la paix aux gens qui n’ont rien demandé. 

Julien Jauffret

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