Gaël Brustier, politiste et membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, proche du Parti socialiste, analyse l’agonie de la gauche française au prisme de la pensée marxiste de Gramsci.
Dans la petite collection « Le Poing sur la table », inaugurée l’an dernier par Régis Debray, le politologue socialiste Gaël Brustier a choisi d’utiliser la grille de lecture fournie par l’homme politique et philosophe communiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) pour analyser la situation actuelle de la gauche française et européenne. Le libelle, À demain Gramsci, est dédié à Jacques Mandrin, pseudonyme collectif utilisé en 1967 par Jean-Pierre Chevènement et Didier Motchane pour signer leur pamphlet L’Enarchie aux éditions de la Table Ronde.
Rien d’étonnant lorsque l’on se rappelle que Gaël Brustier, aujourd’hui âgé de 37 ans, fut en 2002 le dynamique président des jeunes du Pôle républicain de Jean-Pierre Chevènement. À cet égard, on verra que la lecture de cet essai rempli d’une sainte colère nous démontrera que l’intelligence néo-chevènementiste est plus à rechercher chez Brustier que chez Florian Philippot…
La fin d’une longue hégémonie culturelle
À l’instar de Guy Debord, souvent cité mais guère lu, Gramsci offre une série de concepts analytiques très percutants pour analyser les rapports de force politico-intellectuels : « hégémonie culturelle », coexistence d’une « société civile » et d’une « société politique » au sein de l’État ; « bloc historique » découlant de l’articulation parfaite du système économique et des représentations collectives ; action du groupe « dirigeant », des groupes « auxiliaires », « intellectuels organiques » ; « guerres de positions » entre les différents acteurs politiques…
Comme il l’a souligné dans ces précédents livres, notamment La Guerre culturelle aura bien lieu. L’occidentalisme ou l’idéologie de la crise (Mille et Une Nuits, 2013) et Le Mai 68 conservateur. Que restera-t-il de La manif pour tous ? (Cerf, 2013), Gaël Brustier considère que l’hégémonie culturelle possédée par la gauche depuis au moins les évènements de 1968 a désormais basculé à droite. En bon gramsciste, il en tire la conclusion d’une défaite générale de la gauche : « La gauche française est en passe de succomber politiquement et de sortir de l’Histoire. » Les motions désincarnées des congrès socialistes, si chères à François Hollande et consorts, en sont le meilleur exemple.
Deux pensées de droite ont sapé l’hégémonie de la gauche en France : en économie, celle qui défend la mondialisation néolibérale à la sauce anglo-saxonne (celle de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher), et, sur le plan culturel, celle qui défend la famille catholique traditionnelle. Le constat s’impose : « La droite a remporté la première bataille culturelle. » En effet, la gauche française s’est convertie au libéralisme et à l’Europe du marché commun, tandis qu’elle heurtait dans le tréfonds de leur identité (et sans prendre la peine d’argumenter sa volonté de faire voter la loi Taubira) les phalanges pacifiques et conservatrices de La Manif pour tous.
La décision des chrétiens de gauche comme Jacques Delors et Michel Camdessus, avalisée par François Mitterrand, de substituer l’utopie européenne à l’utopie socialiste a sapé les bases de l’hégémonie culturelle du socialisme marxisant à la française. « Rien d’étonnant à ce qu’un national-populisme représenté par Marine Le Pen s’engouffre dans la brèche laissée béante », note Brustier.
Le pape et Podemos pour espoirs de la gauche
Critique intelligent du libéralisme économique débridé, Gaël Brustier s’interroge, en guise de conclusion, sur le fait de savoir « si les deux bonnes nouvelles en Europe, d’un point de vue idéologique, n’ont pas pour nom Jorge Bergoglio et Pablo Iglesias », c’est-à-dire le pape François et le principal animateur du parti de la gauche radicale espagnole Podemos.
Car si elle agonise en France, « la gauche d’après est en train de naître aux marges de l’Europe » constate Brustier, c’est-à-dire en Espagne, en Grèce, voire au Portugal et en Ecosse. Tout comme le pape entraîne dans sa croisade contre le règne de l’argent une partie des jeunes catholiques de la Manif pour tous, à l’instar des animateurs de la sympathique revue chrétienne décroissante « Limite », également publiée par les éditions du Cerf. Pas sûr que le « chevènementiste » Philippot aille sillonner un jour ces allées…
Vif et habile, l’À demain Gramsci de Gaël Brustier, véritable réquisitoire contre son camp, résonne dans notre vide idéologique comme le À demain de Gaulle de Régis Debray il y a un quart de siècle ! De la même façon que certains gaullistes officiels, Chirac et Juppé en tête, trahirent leur camp en 1992 lors du référendum de Maastricht, il est probable que les socialistes officiels continueront dans les années à venir à tirer contre leur camp.
Jacques Cognerais
Gaël Brustier, À demain Gramsci,
Cerf, 72 p., 5 euros.