MINUTE

En vente cette semaine

cliquez sur l'image

Minute 2959
A+ A A-

La Roumanie sans masque

Pour comprendre à sa juste mesure combien la « mémoire » institutionnalisée fonctionne à deux vitesses, rien ne vaut une petite expérience. Si je tape « Auschwitz » sur mon moteur de recherche, je tombe logiquement sur des liens avec des articles d’actualité (les touristes choqués par les brumisateurs installés dans le camp durant la canicule cet été), d’autres renvoyant au site du camp de concentration et à celui du mémorial puis à « environ 23 900 000 » autres liens (Google) sur la shoah. Si je tape à présent « Pitesti » sur ce même moteur de recherche, j’obtiens en priorité « les bonnes adresses » de cette petite ville roumaine, les hôtels au meilleur prix garanti, la location de véhicules, la météo, l’usine Renault qui fabrique la Dacia… et un petit article de « l’Express » datant de 1996 sur « l’enfer de Pitesti ».
Cet article, signé Eric Conan, rendait compte d’un livre écrit par le philosophe roumain Virgil Ierunca, paru la même année chez Michalon dans l’indifférence générale, préfacé pourtant par François Furet, et intitulé : Pitesti. Laboratoire concentrationnaire (1949-1952). L’auteur, réfugié en France, y décrivait « l’une des pires expériences de déshumanisation qu’ait connue notre époque », une « horreur absolue » (Furet) qui méritait sa place « sur le podium de l’infamie ».
Las, cette séquence glorieuse du communisme n’intéressait pas plus en 1996 que vingt ans plus tard, et l’épisode demeure parfaitement inconnu du grand public, et exclu de toute manifestation mémorielle. Un livre avait pourtant déjà été publié sur le sujet, dès 1961, par Dumitru Bacou (Pitesti. Centre de rééducation estudiantine), ainsi qu’un témoignage de Grégoire Dumitresco, L’Holocauste des âmes, paru en 1978 et réédité en 1997 par la Librairie roumaine antitotalitaire. Pitesti bénéficiait en outre de quelques pages dans Le Livre noir du communisme de Stéphane Courtois (1998). Tout cela en vain.
En 1949, la Securitate ouvrait une prison dans cette petite ville située à 100 kilomètres au nord-ouest de Bucarest, dont le but était de liquider la résistance morale des prisonniers politiques, principalement des étudiants, qui y étaient internés. L’originalité du système, inspiré des Chinois, était de faire se torturer les prisonniers entre eux. Regroupés dans une « Organisation des détenus à convictions communistes », une douzaine de codétenus repentis allait en effet, pendant quatre ans, méthodiquement torturer les autres prisonniers sans aucune limite (scatologie, scènes de boucherie, zoophilie) afin de les rééduquer, et ce jusqu’à la mort ou l’effondrement mental. Le processus était codifié et les détenus passaient par quatre phases : « le démasquement extérieur » au cours duquel ils devaient livrer leurs réseaux et leurs complices ; « le démasquement intérieur » où ils dénonçaient les agents de la Securitate qui s’étaient comportés avec indulgence à leur égard ; « le démasquement moral public » qui consistait à abjurer sa foi, ses amis et sa famille devant les autres ; « la métamorphose » enfin où la loque, quand elle n’était pas morte, pouvait faire cesser le cauchemar… en acceptant de torturer à son tour un détenu, de préférence un ami, ce qui était la preuve d’une rééducation réussie.
Pitesti était organisé de telle manière que tout suicide était impossible et la surveillance permanente : les torturés et les tortionnaires dormaient dans la même cellule. Cette organisation rationnelle expérimentale était amenée à être étendue à toutes les prisons et camps de travail roumains mais pour des raisons encore obscures, la direction communiste y mit fin en 1952 (certains affirment néanmoins qu’elle subsista de manière sporadique jusqu’en 1989).
Heureusement, cet été, la Roumanie s’est lancée dans de grandes lois mémorielles visant à expurger son passé de ses violences insoutenables. Allait-on reconnaître les crimes du communisme en général et ceux de Pitesti en particulier ? Interdire aux citoyens de faire l’apologie de l’idéologie ayant conduit à ces monstruosités ? Instaurer un devoir de mémoire concernant les victimes de la folie communiste ? Pas du tout. C’est son passé « fasciste » que la Roumanie a décidé de purger en interdisant le négationnisme, les organisations et les symboles fascistes et l’apologie du régime collaborationniste du maréchal Ion Antonescu. La loi précise également que la Garde de fer a été un mouvement fasciste et punit « la promotion de messages émanant de personnalités qui ont adhéré à l’idéologie de cette organisation », ce qui signifie concrètement que lire en public des passages de Cioran ou de Mircea Eliade, tous deux passés par ce mouvement nationaliste, pourra désormais tomber sous le coup de la loi. En revanche, un membre du parti communiste roumain a parfaitement le droit, si ça lui chante, de louer la politique de rééducation de Pitesti et de se revendiquer d’une idéologie ayant 100 millions de morts sur la conscience.
Mémoire amnésique d’un côté, hypermnésique de l’autre : tous les crimes et toutes les victimes ne se valent décidément pas.    

Julien Jauffret

AVIS IMPORTANT A NOS FIDELES LECTEURS QUI ACHETAIENT EN KIOSQUES

Pour préserver la pérennité de votre journal nous avons pris la décision de nous retirer des kiosques et magasins de presse depuis le numéro 2931 du 17 juillet 2019. Nous comprenons bien, dans un monde idéal, la liberté de l’acheteur au numéro, mais cette décision, ici et maintenant, est essentielle pour la survie du titre. Il faut VOUS ABONNER.

Par le site ou chèque à l'ordre de ASM. A envoyer à : SCI BP 20017 - 49260 MONTREUIL-BELLAY PDC 1

Vous pouvez également vous abonner par PRELEVEMENT MENSUEL pour 13 euros.
Pour cela il convient de nous envoyer votre RIB ainsi que vos coordonnées postales par mail ou par courrier.

 

Les derniers numéros

Minute 2959
Minute 2958
Minute 2957
Minute 2956
Minute 2955

Complotisme : la raison domestiquée

Recevoir les infos et promos

tous-les-numeros

pub1

Suivez-nous

© 2012-2017 - ASM - Tous droits réservés

Connexion ou Enregistrement

Identification