Le pays tout entier a été pris d’une crise de fou rire quand ont été dévoilés, à la mi-avril, les nouveaux programmes scolaires et la langue ridicule qui les accompagne. Même David Pujadas sur France 2, pas spécialement réputé pour son esprit de rébellion, s’est tapé la cuisse en évoquant les perles du jargon pédagogique : « traverser l’eau en équilibre horizontal par immersion prolongée de la tête » (nager), « rechercher le gain d’un duel médié par une balle ou un volant » (jouer à la raquette) ou « aller de soi et de l’ici vers l’autre et l’ailleurs » (apprendre une langue étrangère).
Cette réaction quasi unanime témoigne certes d’une bonne santé mentale et d’un bon sens que l’époque n’a pas encore complètement anéanti. Mais elle a aussi son revers, très français : elle prend les choses à la légère, elle ironise… puis elle passe à autre chose en haussant les épaules.
Ce charabia est pourtant beaucoup plus grave qu’il n’y paraît et dit tout de la philosophie de ces nouveaux programmes et de leur volonté délibérée de se placer hors du réel. Il n’est pas besoin d’être parano pour imaginer en outre que ce jargon n’a pas passé accidentellement tous les filtres du Conseil supérieur des programmes (CSP) et qu’il n’est par conséquent pas là par hasard. Il obéit donc à un but : le contrefeu ; un hochet envoyé aux médias qui s’en sont saisi avec gourmandise et sont ainsi tombés dans le panneau. Les quatre minutes de reportage du JT de France 2 passées à se moquer de la novlangue pédagogique sont autant de minutes perdues à s’interroger sur le fond du programme : un vrai massacre qui renoue avec les délires pédagogiques que l’on croyait révolus.
L’esprit, on le connaît : l’apprentissage à l’école ne doit plus être une bête accumulation de connaissances mais un « facteur de progrès global de la personne ». Plus que des savoirs arbitraires, ce sont les différents aspects de la vie sociale qu’il faut enseigner à l’élève dans une école transformée en « lieu de vie ». Dans cette optique, la grammaire devient « l’étude de la langue » : l’enfant « observe » les phrases et en tire lui-même les règles qu’il n’apprend plus par cœur.
On ne soulignera jamais assez le caractère idéologique de ces méthodes qui ne sont pas là pour donner à l’enfant un socle de connaissance mais pour le libérer de tout assujettissement, et principalement celui de la langue vécue comme une domination. Influencés par les philosophes de la modernité, les « néo-pédagos » (socialistes libertaires et chrétiens de gauche pour la plupart) considèrent en effet avec Foucault que les règles régissant la langue s’inscrivent dans une logique de dressage visant à contrôler les mentalités et les comportements. L’obéissance à ces règles (orthographe et grammaire) aurait ainsi pour seule finalité d’inculquer le respect automatique de la norme. C’est donc bien la grammaire, l’orthographe et la dictée, piliers de l’ordre bourgeois, qu’il fallait détruire pour faire de l’école le lieu d’une redistribution du pouvoir. L’objectif est largement atteint avec à la clef 20 % d’illettrés en classe de 6e.
Pour le reste, on a suffisamment parlé de la fin programmée des langues anciennes, de la culture générale, des classes préparatoires et des classes bilingues, jugées trop élitistes, pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Notons simplement avec Julia Sereni (Figaro Vox du 21 avril) qu’à partir du moment où « la transmission du savoir reste vécue comme une violence reproductrice d’inégalités, c’est à la transmission elle-même que l’on s’attaque pour diminuer les inégalités ».
Mais le plus grave dans ces nouveaux programmes est sans doute le traitement réservé à l’Histoire. Le CSP distingue, pour les classes de 5e, 4e et 3e, des thèmes obligatoires et des thèmes laissés au choix de l’enseignant. Avec cette particularité inouïe : l’étude de l’islam sera désormais obligatoire, celle du christianisme médiéval facultative. Et encore les professeurs choisissant ce thème auront-ils l’obligation de l’aborder sous l’angle de l’« emprise de l’Eglise sur les mentalités rurales ». Une histoire nationale de plus en plus facultative, avec quelques obligations néanmoins : l’esclavage, la colonisation, la collaboration. Autrement dit, les repères communs donnés aux collégiens seront constitués de l’histoire glorieuse des autres… et de notre histoire honteuse. Comment ne pas voir dans cette haine de soi poussée au paroxysme l’accompagnement pédagogique d’un grand remplacement souhaité ?
La formidable Histoire d’Alsace de François Waag, récemment rééditée chez l’éditeur breton Yoran Embanner, débute par cette citation de l’historien tchèque Milan Hübl que l’on aurait intérêt à méditer : « Pour liquider les peuples, on commence par leur enlever leur mémoire. On détruit leurs livres, leur culture, leur histoire. Puis quelqu’un d’autre leur écrit d’autres livres, leur donne une autre culture, leur invente une autre histoire. Ensuite, le peuple commence lentement à oublier ce qu’il est, et ce qu’il était. Et le monde autour de lui l’oublie encore plus vite. »
Julien Jauffret