Dans son Petit éloge de l’anarchisme (Lux éditeur, 2 013), l’anthropologue américain James C. Scott soutient que le charisme en politique consiste, non pas tant à imposer un discours politique à ses électeurs qu’à écouter très attentivement leurs demandes pour tenter d’y répondre au mieux. Il prend l’exemple d’un troubadour du Moyen Age arrivant dans une ville pour s’y produire et vivre de la menue monnaie que lui jettera la foule après ses prestations. Le troubadour commencera à chanter ses chansons au hasard puis observera les réactions du public et comptera les pièces obtenues à la fin de la journée. Au fil des jours, il orientera son répertoire dans le goût de son public, de manière à gagner le plus d’argent. C’est donc le public, et non lui, le vrai décideur du répertoire. Bien entendu si ce même troubadour est payé par le seigneur local, il n’aura plus besoin de s’adapter au goût de son public et pourra chanter ce qui lui plaira, et même chanter faux.
Il est évident que le succès actuel de Marine Le Pen, dont les listes sont créditées de 33 % des votes aux prochaines élections départementales, tient au fait qu’elle est la seule sur l’échiquier politique à chanter les chansons que le public a décidé pour elle. Le chœur des commentateurs se trompe lourdement quand il accuse la présidente du Front National de « manipuler » les électeurs en leur collant des idées qu’ils n’auraient pas eu tout seul. S’il y a manipulation, elle est exactement dans le sens inverse. C’est le peuple qui a trouvé en elle son porte-voix et qui lui dicte sa partition. Le danger mortel pour ce parti, qui grossit beaucoup et très vite, est évidemment de perdre cette attention et cette écoute et de rejoindre le monde imaginaire des autres partis politiques en général, et des dirigeants en particulier. Eux sont dans la situation du troubadour appointé par le seigneur : ils chantent faux des chansons que plus personne ne veut entendre. Quand Manuel Valls, en meeting près de Limoges, exhorte les « intellectuels » et les « élites culturelles » à se mobiliser contre le Front National, il montre combien il a perdu pied avec la réalité, au point de ne pas comprendre que ce sont précisément contre ces élites intellectuelles et culturelles que le peuple se révolte en votant pour le parti de Marine Le Pen. Le fossé entre ces élites et le peuple n’a jamais paru aussi béant, et s’agrandit pourtant de jour en jour. La situation est telle que l’on a parfois l’impression qu’ils n’emploient plus la même langue. Peut-être est-ce du reste réellement le cas, tant il est vrai qu’une langue est fonction de son environnement. Le mot « diversité » prononcé dans un restaurant de Blancs du VIe arrondissement de Paris n’a à l’évidence pas la même signification que dans une petite ville de province progressivement envahie par l’immigration. Les préoccupations de l’élite discourant gravement sur la nécessité ou non d’interdire de fesser ses enfants à une époque où le pays part à la dérive, où son unité culturelle est menacée, où les grands équilibres géopolitiques héritées de la colonisation s’effondrent et où se négocie dans notre dos un traité transatlantique qui risque d’aggraver une situation déjà catastrophique, ces préoccupations semblent véritablement surréalistes et témoignent d’un décrochage peu commun avec la réalité.
L’obsession du métissage est devenue l’horizon indépassable de l’époque. La supériorité morale accordée à ce qui est désormais un mot d’ordre idéologique et un programme culturel est paradoxalement le miroir inversé des lois raciales du troisième Reich (j’empoche le premier point Godwin de ma carrière de chroniqueur) : la supériorité par la pureté d’un côté, la supériorité par le métissage de l’autre. Une émission, sur France ô diffusée il y a quinze jours expliquait tranquillement que le métissage n’était pas le mélange de deux races (qui n’existent pas), mais le mélange d’éléments déjà mélangés d’éléments mélangés de toute éternité. Pour Rama Yade, la France est ainsi un pays métis « par définition ». Si le peuple français s’est constitué à partir d’une souche celte et d’apports latins et francs, il n’en reste pas moins que pendant une quinzaine de siècles, ce peuple n’a quasiment pas bougé et qu’il s’est tout sauf métissé.
Mais heureusement ces fadaises ne sont plus écoutées par personne : la « chaîne de la multiculturalité » a en effet battu plusieurs records d’audience ces derniers mois, qui en disent long sur le fossé évoqué plus haut.
Cette chaîne qui cartonne généralement entre 0,2 et 0,6 % de part d’audience s’est surpassé le dimanche 2 novembre entre 18 h 30 et 20 heures avec 0 % de part d’audience, exploit réitéré le 24 janvier suivant à trois reprises consécutives, ce qui donne une fourchette comprise entre 0 000 et 2 000 téléspectateurs. Du jamais vu de mémoire de sondeur. A l’heure où les petites économies ne sont pas à négliger, on en suggérerait bien une : France ô coûte 30 millions d’euros sur nos impôts, ce qui est quand même un peu cher payé pour amuser les fantômes.
Julien Jauffret