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Simon Leys avait ouvert les yeux sur Mao

Simon Leys, premier dénonciateur des crimes maoïstes, est mort à 78 ans dans une indifférence honteuse. Ce grand intellectuel, en homme libre qu’il ne cessa jamais d’être, fut la mauvaise conscience de la gauche complice du totalitarisme.

Il est ardu de clamer des vérités dé­rangeantes et opposées à l’air du temps, tout comme on goûte peu de nos jours les intellectuels trop lettrés. Pour ces deux raisons, l’œu­vre de l’écrivain et sinologue Simon Leys, mort le 11 août à Canberra, en Australie, est demeurée par trop confidentielle. Comme l’écrit à son propos Sébastien Lapaque dans « Le Fi­garo » : « Il avait entendu assez de mensonges pour comprendre que lorsque la prose se dégrade, la pensée s’oblitère, partant, qu’un homme porteur d’une vérité fragile ne peut la préserver qu’en devenant un écrivain de grand style. »

« Tu l’aimes, ta mer ? », demanda ADG
Avant d’évoquer son jugement sans appel sur la Chine de Mao, il faut dire quelques mots du critique littéraire et de l’écrivain passionné par la mer. Le premier souvenir de lecture qui nous re­vient en mémoire, outre celui de son remarquable essai sur Orwell ou l’Horreur de la politique (Hermann, 1984), est celui, en 2001, de Protée et autres essais (Gallimard). Cervantes, Gide et Victor Hugo en exil sont au programme.
Concernant ce dernier, en grimpant la route qui mène de St Peter Port à Hauteville House, la maison de l’écrivain proscrit sur l’île de Guernesey, on ne peut que méditer les mots de Leys : « Une seule phrase suffirait pour le raconter : “Il s’est installé devant l’océan et il a écrit.“ » Ce qui fait le lien avec ce qui fut l’une des grandes passions de sa vie : les écrivains de marine.
Comment oublier l’enthousiasme soulevé chez notre ami le journaliste et romancier ADG à la lecture de La Mer dans la littérature française (Plon, 2003), une formidable anthologie allant de François Rabelais à Alexandre Dumas et de Victor Hugo à Pierre Loti ?
ADG en tira un grand article enthousiaste publié dans « Le Figaro lit­téraire » du 13 novembre 2003 sous le titre calembourdesque : « Tu l’aimes, ta mer ? »
Cette parution s’accompagnait de celle des Naufragés du Batavia (Arléa), histoire vraie du naufrage d’un navire de la Compagnie néerlandaise des In­des orientales qui eut lieu en 1629 à proximité de l’Australie.
Au côté de Michel Déon et de Mi­chel Mohrt, Simon Leys faisait partie des Ecrivains de Marine fondé en 2003 par Jean-François Deniau. Il bourlinguait avec le même plaisir sur un thonier breton ou un patrouilleur de la Ma­rine nationale.

Orwell, Bernanos et Chesterton comme références
Mais Simon Leys passera plus probablement à la postérité comme sinolo­gue. Rappelons que de son vrai nom Pierre Ryckmans, il est né à Bruxelles le 28 septembre 1935, d’une famille bourgeoise d’origine anversoise. Il étudie à Louvain, découvre la Chine en 1955 et s’installe définitivement en Australie en 1970 où il mènera une carrière universitaire.
La France commémore cette année les 50 ans de la reconnaissance de la Chi­ne de Mao par le général De Gaulle, en 1964. En 1966, la Belgique fit de même et Simon Leys devint alors l’attaché culturel à Pékin de son pays natal. Dès 1971, en pleine période de délire prochinois, Simon Leys publiait une charge implacable contre le sanguinaire dictateur de l’Empire du Milieu et ses sbires : Les Habits neufs du président Mao, édité non sans remous par les éditions situationnistes Champ libre de Gérard Lebovici (proche de Guy Debord) (1).
Avec le film comique de Jean Yanne Les Chinois à Paris (1974), mais en plus tragique bien sûr, ce fut l’une des œu­vres qui agacèrent le plus les militants gauchistes qui émargeaient auprès de Pékin et vantaient à tout va la Révolution culturelle (la période 1966-1969, au sens strict), pourtant responsable de plusieurs millions de victimes.
Le livre comme le film subirent les foudres médiatiques et physiques des maos. Simon Leys dut également subir les sarcasmes bien-pensants et condescendants des journalistes de « Libération » et du « Monde » (qui l’accusa mê­me d’être un agent de la CIA). Il avait aggravé son cas en 1974 avec Ombres chinoises (Robert Laffont).
Ses nombreux opposants et contradic­teurs n’entameront pas la détermination de Simon Leys à témoigner de la vérité. Face aux courts voyages organisés pour quelques intellectuels occidentaux acquis à la cause rouge, tel Philippe Sollers, il opposait sa grande co­nnaissance pratique et historique de la Chine. Le 27 mai 1983, sur le plateau d’« Apostrophes », Simon Leys affronte avec succès Maria Antonietta Macciocchi, une parlementaire communiste italienne prochinoise. On peut toujours visionner ce morceau d’anthologie sur le site internet de l’INA.
Au fond, Simon Leys ne fait aucune concession au totalitarisme. Il dénonce sans relâche les œillères de l’Occident mais sans se départir, sur la forme, d’un flegme qui se fait volontiers ironique. L’Histoire lui donnera raison. Pour les Chinois, il aurait mieux valu qu’il eut tort…
Alors peut-on faire du regretté Si­mon Leys un essayiste libéral, dans la veine d’un Raymond Aron ou d’un François Furet ? La conjonction historique y tendrait. Ce serait oublier sa lecture particulière de George Orwell qui montre sa grande empathie pour la « common decency » de l’auteur de 1984 et pour son « anarchisme conservateur ».
Il aimait rappeler qu’Orwell était avant tout un disciple du Swift des Aventures de Gulliver. Ce serait oublier aussi que Simon Leys parlait de Bernanos et Chesterton comme d’« écrivains de génie qui ont montré quel art le journalisme peut et doit être ». Nous nous garderons donc bien de le classer dans une case quelconque.  
Jacques Cognerais


1. Réédité par les éditions Ivrea.

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