Sylvie Germain est un auteur pas comme les autres. Sa plume semble irrésistiblement attirée par les limites de la condition humaine. Elle tente d’écrire « l’inaperçu », ce qui reste « hors champ » pour reprendre les titres de certains de ses ouvrages. Elle y parvient de manière poignante dans son dernier texte, Petites scènes capitales.
Ce livre pourrait se définir comme l’ensemble des coups de projecteurs qui fouillent le passé-présent d’une femme de soixante ans, en commençant par les odeurs et les bruits de la toute petite enfance, le rapport au père lointain, la recherche de la mère qu’elle ne se résignera jamais à avoir perdue et puis cet attrait irrésistible pour un ailleurs qu’elle n’a pas pu identifier, sur lequel elle s’est souvent trompée, ce qui fait d’elle une irrésolue à vie. Petites scènes capitales ? On pourrait dire : ce qui a compté dans la vie d’une femme pas comme les autres, qui souffre de vivre sans avoir trouvé sa singularité.
L’histoire surnaturelle de toute une famille
Rassurez-vous, cet essai d’analyse psychique n’a absolument rien à voir avec la psychanalyse. C’est une sorte d’inventaire de ce qui reste quand on a tenté de tout oublier. C’est ce qui émerge du grand naufrage de l’existence. La vérité personnelle d’un individu ? Pas encore. Mais au moins tout ce qui doit pouvoir y conduire, avec, pour nous y mener, une écriture somptueuse, parfois rugueuse mais toujours expressive, une écriture qui n’appartient qu’à Sylvie Germain, sa marque de fabrique en quelque sorte, ce qui fait de cet auteur un écrivain.
Le propos de ce livre est ambitieux, car c’est, en quelque sorte, l’histoire surnaturelle de toute une famille qu’entreprend Sylvie Germain, une famille recomposée où la généalogie est avant tout une souffrance et où le destin frappe aux portes de manière chaque fois différente. La construction de ce livre est particulièrement soignée. Au fur et à mesure de petites scènes qui sont capitales, c’est la vie qu’elles mettent en jeu ; c’est son sens, ce sont ses secrets tenus cachés mais qui finalement resurgissent quand on a voulu les enfouir et les perdre. Chacun pourra réaliser quelque chose du poème de l’existence, sauf peut-être l’héroïne, qui ne saura jamais choisir entre ses deux prénoms : Liliane, celui que lui a donné son père, et Barbara, celui qu’a choisi sa mère.
Liliane-Barbara fera toute sorte d’expériences mais ne s’arrêtera à aucune, laissant les chansons se succéder librement sur le pick-up de la vie. Ses véritables expériences à elles ? Elles sont sans doute mystiques, même si le mot fait peur. Ce sont les trouées de lumière que fait la nature – l’expérience de la nature – dans le canevas apparemment sans suite des événements de sa vie.
L’essentiel est sans doute, pour cette expérience qui semble insignifiante, à la portée de tous. Il suffit de savoir la dire, de l’habiller de mots pour la rendre pérenne : « Au moindre souffle de vent, le feuillage frémit et répand une formidable sonnaille de jaune, un cliquetis d’or, de soufre, de paille et de safran. Barbara est saisie d’une allégresse aussi pleine et nue, aussi pure que cette trémulation de lumière. Une exultation sans cause et sans mesure. Peu importe que cela ne dure pas, la joie n’appartient pas à la durée, elle apparaît où et quand ça lui chante, comme la beauté. Elle fulgure, se sauve, c’est un esprit follet, mais les petites échardes solaires qu’elle lance dans sa course se piquent dru dans la chair, ne se laissent pas oublier ».
Vous aimez cette fête des mots ? Vous aimez ce cœur qui brasille ? Alors découvrez vite l’œuvre de Sylvie Germain.
Joël Prieur
Sylvie Germain, Petites Scènes capitales, éd. Albin Michel, 248 pp., 19 euros.