Christopher Lasch (1932-1994) est le grand sociologue américain que tout le monde a lu ces dernières années en Europe. Homme de la gauche radicale, il ne supporte pas les dégâts du néolibéralisme et milite pour une société où les individus se réenracinent et sortent de leur égolâtrie. Un réac ? En quelque sorte, oui, comme le montre son livre sur la famille.
Il n’y a pas tout dans ce livre malgré ses quelque 400 pages. Le paramètre religieux, par exemple, est étrangement absent, ce qui peut étonner sur un tel sujet. Mais vous trouvez par le menu toute l’histoire de la sociologie américaine concernant la famille. C’est parfois un peu lassant, ces illustres inconnus. Surtout qu’ils sont donnés comme beaucoup plus fins que leurs collègues sociologues européens, représentés tout de même, dès l’origine, par Emile Durkheim et par Frédéric Le Play. Et puis, il y a, bien sûr, massive et présente sur les deux continents, l’Ecole de Francfort, à laquelle Christopher Lasch doit bon nombre des thèmes qu’il développe aujourd’hui, sur la dictature du système par exemple, et la destruction psychique des individus par l’individualisme. L’originalité principale de Christopher Lasch est justement à chercher dans cette manière de mixer psychologie et sociologie pour élaborer une critique percutante de notre société dépressive.
La guerre de tous contre tous
Ce qui frappe d’abord dans ce livre, c’est son titre : « Un refuge dans ce monde impitoyable ». Ce titre est une antiphrase. Il faut comprendre que la famille n’est plus un refuge, qu’il n’y a plus de sphère privée, que la sphère publique a tout envahi, modifiant nos comportements les plus intimes. La guerre de tous contre tous qui sévit à l’extérieur est entrée dans le noyau familial. Christopher Lasch cite avec délectation l’un de ces illustres inconnus, Willard Waller, qui écrit avec cruauté dans les années 1930 : « La femme moderne ne peut résister à la tentation de vouloir dominer son mari ; et si elle y parvient, elle ne peut s’empêcher de le haïr. » « Struggle for life » jusque dans le couple.
Que reste-t-il du refuge que l’on nous a tant vanté ?
Ce qui frappe ensuite, c’est l’utilisation que fait Lasch de la psychanalyse et de son histoire compliquée aux Etats-Unis.
D’après Fromm, Reich et Malinowski, tous néo-freudiens, le fameux complexe d’Œdipe (par quoi, rappelons-le, un garçon voudra toujours tuer son père et épouser sa mère) n’est pas une constante psychique, ainsi que le pensait Freud.
Ces freudo-marxistes imaginent qu’il s’agit avant tout d’une construction sociale qui manifeste bien l’aliénation dans laquelle les structures plongent les individus. La paternité ? L’instance de la répression sexuelle dans chaque groupe humain. La famille ? « L’Etat autoritaire en miniature », explique Wilhelm Reich… C’est « le medium » qui impose à l’enfant d’intérioriser les valeurs et les structures de la société.
Un Etat tout-puissant
Christopher Lasch, partant de ce freudisme d’extrême gauche (qui ne peut que faire horreur au lecteur de « Minute »), universalise cette critique du « système » et l’applique à la société d’aujourd’hui, non pas celle des familles mais celle des « sans famille », celle des individus hyper-fragiles en quête de conformisme protecteur auprès d’un Etat tout-puissant. Je cite : « L’homme moderne est supposé savoir ce qu’il veut. En réalité, il veut ce qu’il est supposé vouloir. S’étant libéré des autorités extérieures, il est parvenu à l’illusion de l’individualité, une individualité vidée de sa substance. Son “libre-choix“ est celui du consommateur pour telle ou telle marque. Sa liberté de conscience est celle de ne croire en rien – un cynisme général qui l’expose d’autant plus facilement à la tromperie. »
L’utilisation du freudo-marxisme de Fromm ou de Horkheimer comme instrument pour une critique radicale de notre mondialisation heureuse est certainement le grand apport de Christopher Lasch à la critique sociale contemporaine. Il faudra bien que les Veilleurs et autres éclaireurs du Printemps français s’intéressent à ce corpus « de gauche » qui est si proche de leurs préoccupations – et qui exauce avant l’heure quelque chose de la radicalité de leur révolution spirituelle.
Joël Prieur
Christopher Lasch, Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée, éd. François Bourin, 418 pp., 26 euros.