La mort de l’historien, essayiste, soldat politique Dominique Venner a frappé la France de stupeur. Un homme s’est suicidé à Notre-Dame ! Oui, à Notre-Dame. En ce haut lieu de la Chrétienté, mais aussi d’une identité européenne bien plus ancienne. Du chœur de Notre-Dame, dans « une forme d’œcuménisme moins rare qu’on ne le pense », 30 000 ans d’identité regardaient Dominique Venner.
Au matin de sa mort, Dominique Venner a posté un ultime texte de réflexion sur son blog. Il l’avait ouvert quatre ans plus tôt par un entretien avec la journaliste Pauline Lecomte alors que venait de paraître l’un de ses ouvrages majeurs, Le Siècle de 1914 (Pygmalion), lecture indispensable pour comprendre comment la Grande Guerre n’a pas seulement détruit l’ancien ordre européen d’avant 1914, basé sur des structures et sur des valeurs traditionnelles, mais aussi fait disparaître « 30 000 ans d’identité » pour reprendre le sous-titre de son autre ouvrage majeur, Histoire et Tradition des Européens (Le Rocher).
« A une terrible crise spirituelle, écrivait-il le 23 avril 2009, il faut d’abord apporter des réponses spirituelles. Les hommes n’existent que par ce qui les distingue : clan, lignée, histoire, culture, tradition. Il n’y a pas de réponse universelle aux questions de l’existence et du comportement. […] Chaque civilisation a sa vérité et ses dieux, tous respectables tant qu’ils ne nous menacent pas. Chaque civilisation apporte ses réponses, sans lesquelles les individus, hommes ou femmes, privés d’identité et de modèles, sont précipités dans un trouble sans fond. Comme les plantes, les hommes ne peuvent se passer de racines. Il appartient à chacun de retrouver les siennes. »
Toute sa pensée est contenue dans les « 30 000 ans d’identité européenne »
Mardi 21 mai 2013, Dominique Venner a donc publié un texte court mais dense dont le titre, « La manif du 26 mai et Heidegger », a entraîné le malentendu des premières heures faisant du « suicidé de Notre-Dame » un homme ayant mis fin à ses jours par opposition au « mariage pour tous », alors que son texte, au contraire, mais encore fallait-il le lire, expliquait que si cette loi était bien « infâme », les manifestants du 26 mai ne pouvaient pas cantonner leur combat au refus du mariage des homosexuels : « Le “grand remplacement“ de population de la France et de l’Europe, dénoncé par l’écrivain Renaud Camus, est un péril autrement catastrophique pour l’avenir. »
A midi, il a déjeuné, taisant tout de ses intentions, avec trois de ses amis : l’africaniste Bernard Lugan ; le président de la fondation Polémia, Jean-Yves Le Gallou ; et l’historien Philippe Conrad, qui va lui succéder à la tête de la « Nouvelle Revue d’Histoire », elle-même continuation de la revue « Enquête sur l’histoire » qu’il avait dirigée tout au long des années 1990 et dont le premier numéro était consacré à « Quarante siècles d’identité française ». Le dossier avait alors vivement irrité ceux pour qui la France est née chrétienne (et ceux pour qui elle est née républicaine), mais Dominique Venner apportait là une contribution majeure au débat à venir (et inabouti) sur l’identité. De même, avec les « 30 000 ans d’identité » européenne, avait-il placé le véritable combat politique sur le terrain civilisationnel, dans cette permanence (au sens de durée constante) de l’esprit européen qui s’exprime depuis la grotte Chauvet, qui date du paléolithique supérieur, soit depuis l’apparition de l’homo sapiens en terre d’Europe.
Après quoi, seul à savoir qu’il venait de leur faire ses adieux, Dominique Venner s’est rendu en la cathédrale Notre-Dame-de-Paris où, franchissant la barrière qui mène au chœur, il a posé des lettres sur l’autel puis, fidèle à l’image qu’il avait toujours donnée, celle du junker prussien, droit toujours imagine-t-on, il a sorti un pistolet Herstal et s’est tiré une balle dans la bouche. Venner savait, en spécialiste des armes, que la balle dans la bouche ne laisse aucune chance alors que celle dans la tête fait subsister le risque d’y survivre – et d’y survivre mal. Pour de toutes autres raisons, son ami François de Grossouvre avait fait de même à l’Elysée dix-neuf ans plus tôt. Dominique Venner avait 78 ans.
Du refus d’une mort annoncée et non maîtrisée, il a fait un acte politique
Cas unique, a-t-on dit, d’un suicide à Notre-Dame, qui a causé la sidération des médias et donc celle des Français, mais dont il s’était expliqué le jour même : « Il faudra certainement des gestes nouveaux, spectaculaires et symboliques pour ébranler les somnolences, secouer les consciences anesthésiées et réveiller la mémoire de nos origines. » Comme si Dominique Venner, doté d’une intelligence (au sens de compréhension) supérieure, avait intégré, dans la préparation de son geste et son explication, qui furent d’une minutie et de ce perfectionnisme dont il fit preuve toute sa vie, l’analyse produite par Guy Debord sur le fonctionnement de nos sociétés marchandes qui s’alimentent par « l’accumulation de spectacles ».
« Au soir de cette vie, écrivait-il dans l’une de ses dernières lettres, devant des périls immenses pour ma patrie française et européenne, je me sens le devoir d’agir tant que j’en ai encore la force. » Si, dans le même texte, il se déclarait « sain de corps et d’esprit », Venner était bien au soir de sa vie. La faculté de médecine ne lui avait laissé aucun espoir de mourir dans son sommeil dans sa 103e année et, pour ainsi dire, en pleine forme, comme Ernst Jünger. Du refus d’une mort annoncée et non maîtrisée et d’une déchéance physique rapide et probable, à laquelle, comme Montherlant, il ne pouvait se résoudre, il a fait un acte politique, dont l’avenir dira s’il fut vain ou si, par cette sortie personnelle transmuée en geste pour sa communauté, il fut celui d’un éveilleur.
Le choix de Notre-Dame, pour le païen qu’il était, a stupéfait. Dominique Venner ne croyait ni en Dieu ni en diable, et surtout pas en Dieu, ni en cette religion qui se veut universelle en son intitulé même (catholicos, du grec qui veut dire « universel »), ni en cette promesse, paralysante à ses yeux, d’un royaume qui serait d’un autre monde.
Entre l’« immémoriel » et le « génie de [ses] aïeux », un continuum
« Il faudrait nous souvenir aussi, comme l’a génialement formulé Heidegger (Etre et Temps), a écrit Dominique Venner en son dernier jour, que l’essence de l’homme est dans son existence et non dans un “autre monde“. C’est ici et maintenant que se joue notre destin jusqu’à la dernière seconde. Et cette seconde ultime a autant d’importance que le reste d’une vie. C’est pourquoi il faut être soi-même jusqu’au dernier instant. C’est en décidant soi-même, en voulant vraiment son destin que l’on est vainqueur du néant. Et il n’y a pas d’échappatoire à cette exigence puisque nous n’avons que cette vie dans laquelle il nous appartient d’être entièrement nous-mêmes ou de n’être rien. »
Là encore, Dominique Venner s’est expliqué, pas assez peut-être pour les catholiques, en parlant de « lieu hautement symbolique », de cette cathédrale qui « fut édifiée par le génie de mes aïeux sur des lieux de culte plus anciens, rappelant nos origines immémorielles ». En choisissant Notre-Dame, Dominique Venner n’a pas fait que le choix du « spectaculaire », qui n’eût pas été, qui n’eût pas fait de titre au journal de 20 heures s’il avait opté pour la forêt de Brocéliande ou pour la colline de l’Acropole.
Dans son inculturation au monde européen – ce que le pape Jean Paul II appelait « l’incarnation de l’Evangile dans les cultures autochtones » –, l’Eglise a édifié ses églises sur d’anciens lieux de culte païens, et Notre-Dame n’a pas échappé à la règle.
La cathédrale a été édifiée sur le site d’une basilique elle-même bâtie sur le site d’un temple païen dédié à Jupiter, dont les vestiges retrouvés, le fameux Pilier des Nautes qui arbore tant le panthéon romain que le panthéon gaulois, est conservé aux thermes de Cluny.
Au-delà de cela, Henri Vincenot raconte, dans Les Etoiles de Compostelle notamment, l’histoire de la construction d’une cathédrale à travers la vie d’un apprenti découvrant les secrets des compagnons en même temps que les traditions celtiques. L’idée développée par Henri Vincenot est que, dans la vieille religion catholique populaire, on retrouve les anciennes valeurs païennes. De sorte qu’il y avait alors continuité, ou du moins « non-rupture », entre le paganisme et le catholicisme. Entre l’« immémoriel » et le « génie de [ses] aïeux », qui sont aussi les nôtres.
« Il n’a pas conçu son suicide comme une renonciation mais comme un germe »
Cette perspective n’ôte rien, aux yeux des catholiques, au caractère blasphématoire de son geste, mais le replace dans la continuité d’une permanence historique sur la très longue durée, jusqu’à ce que la religion chrétienne, devenue « humanitaire », rompe le fil.
D’un point de vue païen cette fois, la question du suicide pose moins de problèmes. On trouvera l’explication de Dominique Venner – explication que l’on peine à croire non annonciatrice de ce qui allait survenir –, dans le chapitre « La Mort en face » de son livre d’entretiens avec Pauline Lecomte paru en 2 011 chez Via Romana, Le Choc de l’histoire. Evoquant Montherlant (« Montherlant se rattachait lui-même à la double tradition catholique et romaine antique, une forme d’œcuménisme moins rare qu’on ne le pense »), évoquant Mishima, Caton ou Ajax, Dominique Venner, se plaçant dans la lignée des philosophes stoïciens, livre les clefs de son acte.
On retiendra cette phrase : « Il faut souvent du courage pour se maintenir en vie, mais il en faut également pour se détacher et rompre avec la tentation de prolonger l’existence en dépit de sa dégradation et d’événements fatidiques. » Et surtout cette autre, à propos de la mort volontaire de l’écrivain Arthur Moeller van der Bruck, théoricien emblématique de la Révolution conservatrice allemande : « Le jeune Thierry Maulnier […] lui rendit hommage : “Il n’a pas conçu son suicide comme une renonciation mais comme un germe, il a voulu qu’il fût une provocation à l’espérance et à l’émeute.“ » Dominique Venner ajoute : « C’était une pensée généreuse. »
Aussi étrange que cela puisse paraître, Dominique Venner, en ce 21 mai 2013 à Notre-Dame, a accompli un acte de transmission. Il a fait un don. Pas le don de sa personne, non, celui de ses connaissances. De son savoir. De sa mémoire. Le don du flambeau. Pour que la mémoire des origines revienne irriguer « nos âmes et nos conduites ». Un acte d’espérance, en fait, de folle espérance raisonnée, comme l’était Venner, sous forme de don à ceux qui restent.
« La mort n’est pas seulement le drame que l’on dit, écrivait-il dans l’avant-dernier numéro de la « Nouvelle Revue d’Histoire », sinon pour ceux qui pleurent sincèrement le disparu. Elle met fin aux maladies cruelles et interrompt le délabrement de la vieillesse, donnant leur place aux nouvelles générations. »
Antoine Vouillazère